mercredi 3 octobre 2007

Don Quichotte et Kouchner

Un beau texte "qui me plaît bien". J'aime le pays où les choses ont encore le droit d'être simples;
Je vous invite à le découvrir.
Cordialement
JCMonniotte

Don Quichotte et Kouchner
Par daniel schneidermann
QUOTIDIEN MADAGASCAR: vendredi 28 septembre 2007
C’est une photo sur laquelle l’œil pourrait glisser. Elle est publiée en pages intérieures du Monde. On y voit un attroupement clairsemé, où prédominent les peaux noires. La légende explique : c’est une manifestation, devant l’immeuble où une Chinoise en situation irrégulière, Chulan Liu, s’est défenestrée quelques jours plus tôt, avant de succomber à ses blessures. La légende précise encore que la manifestation a rassemblé «près de cinq cents personnes». La photo illustre un excellent article détaillant l’engorgement policier et judiciaire occasionné par la course au chiffre, dans les expulsions d’étrangers.
Le regard glisse. Il y a tant d’autres photos, plus polémiques, plus atirantes, plus sexy. Tiens, pour rester dans les photos d’actualité, celle du footing Sarkozy-Kouchner à New York. Celle-là, on n’y échappera pas. Tôt ou tard dans la journée, dans le journal, sur Internet, on les croisera, les deux joggers. On n’échappera pas davantage à la savante analyse des tee-shirts qu’ils ont choisi de porter. Pas davantage qu’à la signification hautement géopolitique de ce co-jogging.
Malgré tout, l’œil s’attarde sur les manifestants africains, devant l’immeuble de la défenestrée. Allez savoir pourquoi. Un instant de désœuvrement, peut-être. Pas de vedette, pourtant, sur la photo. Pas de grand intellectuel. Pas de grande conscience. Pas de télé. Pas de cris. Pas de fièvre. Rien qui retienne l’œil. C’est une photo immobile, silencieuse. Tellement silencieuse qu’il faut faire un effort pour reconstituer l’enchaînement de faits qui ont abouti à cette image immobile.
Que s’est-il passé ? Pour la deuxième fois en quelques mois, une étrangère est morte pour échapper aux policiers qui frappaient à sa porte. Cela se passe en France, sur les consignes expresses du premier des deux joggers de Central Park, sur l’autre photo. Il doit tenir ses promesses de campagne. Alors il a donné des consignes. Et celui qui pourrait manifester devant l’immeuble, faire vibrer sa grande voix véhémente, sur le plateau du 20 heures, comme il savait si bien le faire naguère, celui-là est le deuxième personnage de l’autre photo, celle du jogging. Il court à côté de l’homme qui a donné l’ordre. Il fait un concours de tee-shirts avec lui. Il a dit à la radio que les ordres de son ami de jogging ne lui «plaisaient pas», mais ne «l’indignaient pas», parce que les choses sont plus compliquées que ce qu’on imagine de l’extérieur. Il doit être sacrément heureux d’avoir trouvé des mots si bien balancés.
Le matin même, sur France Inter, on entendait une autre grande voix. Un autre pousseur de coups de gueule, Augustin Legrand, chef de file des Don Quichotte. Une sorte de Kouchner jeune. Il était venu à la radio pour crier très fort que le gouvernement ne tient pas ses promesses de relogement des SDF. Une parole libre. On sentait que rien ne l’arrêterait, qu’il pourrait crier des heures, des jours entiers, crier leurs, vérités à tous les joggers de tous les gouvernements. De le savoir là, présent, fidèle à ses convictions, indomptable, on était comme réconforté.
Et soudain, l’animateur Nicolas Demorand lui pose la question : «Et si on vous proposait, à vous, de rejoindre le gouvernement ?» Silence. Interminable silence de deux secondes. Et là, le chef des Don Quichotte : «Je veux être parfaitement transparent. Christine Boutin me l’a justement proposé hier.» Demorand : «Et vous n’avez pas dit non ?» Legrand : «Non, je n’ai pas dit non.»
Vertige matinal dans les salles de bains. Vertige devant cette mauvaise action en train de se produire, là, sous nos yeux. Vertige devant la dissolution immédiate de ce réconfort éprouvé quelques secondes plus tôt, en écoutant Augustin. Vertige devant ce qui se passe : la récupération, la digestion, l’étouffement consenti des cris et des protestations. Sous nos yeux. Vertige devant ces deux secondes de silence. Ces deux petites secondes où, soudain, l’homme à la libre parole se demande ce qu’il a encore le droit de dire, et ce qu’il doit désormais taire, ce dont il doit se faire complice, parce que «c’est plus compliqué qu’on ne croit». Vertige, aussi, de voir cette mauvaise action se dérouler en toute bonne conscience. Bonne conscience de la récupératrice, et du récupéré. Car tous deux font ça pour la cause. Elle, pour qu’il comprenne «de l’intérieur» que les choses sont plus compliquées qu’elles n’y paraissent. Pour qu’il comprenne bien les raisons pour lesquelles ça n’avance pas, ou pas assez vite. Lui, parce que «si on peut faire avancer les choses de l’intérieur, après tout pourquoi pas». Vertige de les voir tous deux si parfaitement honnêtes. Honnêtes agents du processus qui va avaler tout le monde, dans la même grande image.
On apprendra quelques jours plus tard qu’Augustin Legrand décline finalement la gentille invitation de Christine Boutin. Qui saura ce qui s’est passé, dans la tête de Don Quichotte, pendant ces deux secondes d’hésitation ? A-t-il entendu, impressionné, son propre silence ? S’est-il vu, lui aussi, courant en tee-shirt à côté des hommes de la deuxième photo, essoufflé, muselé, bâillonné, perdu ? Bon retour, Augustin, au pays où les choses ont encore le droit d’être simples.

__._,_.___

Aucun commentaire: